LA MARTINIQUE FAIT FAUSSE ROUTE

Yvon Jospeph-Henri

 

« Certes, la responsabilité relève de ceux qui exercent un pouvoir. Mais elle est aussi la nôtre, quel que soit notre degré d’insertion sociale et plus encore, si, hommes de culture, nous avons pour vocation la formation d’une conscience et d’une volonté publiques pour que les pouvoirs soient mis en condition de servir l’intérêt général, de défendre le bien commun et d’affirmer le rayonnement international de l’Algérie » – Amine Kherbi in Le Soir d’Algérie 24/05/2021

On peut être de gauche et donc critique vis-à-vis d’un capitalisme mondial et en même temps comprendre que pour donner du pouvoir à son pays, il importe de disposer de forces économiques capables de s’imposer dans la mondialisation actuelle. C’est ainsi que nous ne pouvons que nous louer – pour le bien-être de la Martinique tout entière – de disposer d’un secteur comme le rhum ou la banane qui ont acquis une renommée mondiale, même si rien n’est définitivement acquis en économie.

Dans le contexte actuel, où les cartes sont rebattues, la Martinique a des cartes à jouer pour se hisser à un niveau où elle pèsera en France, en Europe grâce à son développement économique. Reste à savoir lesquelles et comment.

Tout le monde a bien compris que les investisseurs ne peuvent réellement investir que dans les pays stables politiquement et socialement. En même temps, tout le monde comprend aussi que les pays dans lesquels règne une corruption importante tant chez les acteurs économiques que chez les politiques, ne peuvent avancer qu’en soudoyant les acteurs clés en politique et dans les administrations en charge de vérifier que les rouages fonctionnent en toute légalité. Enfin, le système judiciaire est un verrou qui doit permettre de faire barrage à toute tentative de corruption.

La Martinique a connu, du temps d’Aimé Césaire, d’Emile Maurice, du Dr Aliker et de plusieurs autres ce temps où les luttes politiques, tout en restant féroces, restaient dans un cadre légal et où les grands politiques comprenaient bien où se trouvait l’intérêt du pays. Césaire que j’avais interviewé à la demande du rédacteur en chef de la revue du SNES national m’expliquait qu’il avait demandé la départementalisation parce qu’il avait bien compris – tout comme Joseph Zobel – que tel était le désir du peuple. J’ajouterai que tel était l’intérêt du peuple libéré de l’esclavage.

La Martinique a dès lors connu des avancées considérables malgré des épisodes détestables que nous connaissons, la fameuse crise économique avec la fermeture des usines de rhum dans les campagnes et l’exode des travailleurs délaissant la campagne pour la ville et particulièrement Fort-de-France, la Capitale. Or, il n’était pas possible de prendre en charge tant de monde affamé qui ne demandait qu’à vivre. De là des ouvertures vers la France de l’hexagone dont le Bumidom qui, s’il a pu connaître des abus, a été une solution profitable pour bien des Antillais. Il en a été de même pour le chlordécone qui a permis de sauver l’emploi d’un nombre important d’ouvriers agricoles et de petits planteurs.

Les dérives qui ont existé, l’ont été – comme partout dans le monde – lorsque le pouvoir en place localement ou nationalement non seulement ne dispose pas d’une vision claire de la situation et des solutions à apporter, mais qu’il confond gestion politique et immoralité. On se souvient du sang contaminé et de la lutte entre la France et les Etats Unis pour un brevet de décontamination du sang devant l’épidémie de VIH. Cela s’est finalement retourné contre le choix de l’intérêt économique à l’encontre de la vie des individus. La liste serait longue des erreurs plus ou moins graves de ce type. Et nous connaîtrons sans aucun doute d’autres situation où la vie des hommes pèse moins lourd que le goût du pouvoir et celui de l’argent.

Aucun pays n’échappe malheureusement à ce type d’aveuglement, témoins Hitler, Staline ou Poutine. Mais aucun pays n’est resté bloqué à gratter des plaies au lieu d’avancer et d’aborder l’avenir plus sereinement et avec une hardiesse portée par le seul intérêt collectif du pays et des plus fragiles.

Face à ce tableau, la Martinique depuis 40 ans a fait, il faut le reconnaître les mauvais choix. Elle a sans cesse joué sur l’instabilité politique. Cela peut se comprendre de la part d’intellectuels enflammés par Castro ou la lutte du FLN en Algérie. Mais aujourd’hui ? Que pèsent ces Etats face à l’élan de liberté des populations ? Tous entrent dans la mondialisation parce que les enjeux sociétaux dont parle notamment Amine Kherbi[1] en 2021 supposent politiquement une séparation des pouvoirs – et non une concentration comme ce que nous vivons actuellement dans notre île -, l’affermissement du pouvoir judiciaire.

Enfin on ne peut plus aujourd’hui tourner le dos à une économie qui associe le développement humain. Or, en réunissant tous les pouvoirs sous la coupe d’un seul, en écoutant les propos du même qui distribue des oukases moralisateurs d’un autre siècle, en tournant le dos à une écologie indispensable et dont une des pierres d’achoppement est l’économie de l’eau, une protection active de la flore et de la faune, nous conduisons la Martinique à sa perte.

Est-il besoin de rappeler que les finances en Martinique sont au plus bas, que notre société tourne le dos à sa jeunesse qui la quitte, et que nous préférons nous abreuver de discours du passé plutôt que d’affronter, le plus démocratiquement possible, en réconciliant le pouvoir et la population en agissant d’abord pour répondre activement aux problématiques du XXIème siècle en Martinique ? Où sont les voies de communication ouvrant le Nord moribond et le Sud touristique ? Où sont les modernisations de nos entreprises à l’image de ce qui se passe dans la banane ? Pourquoi faut-il toujours que les entreprises attendent jusqu’à en mourir les fonds que la CTM leur doit ?

Une nouvelle feuille de route existe, que Renaissance Martinique s’efforce de faire entendre, sereinement, en réconciliant les Martiniquais avec eux-mêmes et avec la politique.

Yvon JOSEPH-HENRI, Secrétaire exécutif de Renaissance Martinique

[1] Amine Kherbi, Enseignant à l’Institut diplomatique et des relations internationales du ministère des Affaires étrangères. Diplomate de carrière, ancien ministre délégué aux Affaires étrangères et ambassadeur dans plusieurs pays. En 1993-1994, il a été membre du conseil scientifique du groupe Algérie 2005 et président du groupe d’experts du Comité pour la protection de l’économie nationale.
Il est l’auteur de L’Algérie dans un monde en mutation : regards sur la politique économique, la sécurité nationale et les relations internationales et Sur le toit du monde : chroniques américaines. Éditions Anep, 2018 et 2021. Le Soir d’Algérie 24/05/2021.